Une société où les humains se transforment peu à peu en bêtes. Drôle de mal ! Que l’on soit affecté ou non par cette mutation, comment trouver sa place dans ce nouveau monde? C’est l’histoire du « Règne Animal ». Un film inclassable et kaléidoscopique par toutes les questions qu’il soulève. Singapour Live, invité du French Film Festival, a eu la chance de rencontrer Thomas Cailley son réalisateur et Paul Kircher, l’un des acteurs principaux… pour un entretien au sommet et sans blabla.
« Le Règne Animal » vient de sortir, 9 ans après « Les Combattants »… 9 ans d’attente entre votre premier long-métrage et le second. Quel calvaire pour vos fans ! Mais qu’avez-vous fait pendant tout ce temps? Quel a été le déclic pour l’écriture de ce nouveau film?
TC : Je n’ai pas attendu, j’ai travaillé !J’ai réalisé une série de science-fiction pour Arte où il était question d’immortalité, donc de la mort. En sortant de cette expérience, j’ai eu envie d’un projet qui me confronte à l’inverse : à la vie et plus largement à la diversité du vivant. J’ai rencontré ma scénariste. Son envie rejoignait la mienne. En 2019, nous avons commencé à écrire à quatre mains ce qui est devenu « Le Règne Animal ».
C’est un film à gros budget. Vous avez trouvé facilement le financement?
TC : Je travaille avec le même producteur depuis mon premier film. C’est un véritable partenaire qui me fait confiance et chemine avec moi, depuis le premier synopsis jusqu’à la dernière version du scénario. Néanmoins, cela reste plus compliqué d’aller chercher du financement quand le genre du film est difficile à définir. Or « Le Règne Animal » ne rentre pas dans une case. C’est un film hybride : à la fois drôle et dramatique, intime et spectaculaire, réaliste et fantastique. Des contradictions en apparence, mais qui donnent un caractère particulier au film. On n’est pas dans une monochromie, mais plutôt dans une diversité d’expériences.
« Le Règne Animal » explore les rapports au sein de la famille. On sent que c’est un sujet qui vous tient à cœur…
TC : Entre mon premier film et le second, je suis devenu père. « Les Combattants », je l’ai écrit comme l’enfant de mes parents. « Le Règne Animal », je l’ai écrit – toujours comme un fils – mais aussi comme le père de mes enfants. Ce qui structure ce film, au-delà du fantastique, tourne effectivement autour de la paternité et de l’éducation. Ce qui occupe François, c’est l’apprentissage d’être père. Ce qui occupe Emile, c’est l’apprentissage de l’autonomie.
Et puis vous travaillez avec votre frère, David. Les liens de famille, ça compte aussi pour la fabrication d’un film ?
Oui ! Un film, ça se fait toujours en famille. Et pour ce deuxième long métrage, j’avais envie de retrouver la famille du premier… Retravailler avec tous ceux, en particulier mon frère, qui avaient grandi dans leur art en 9 ans. Mais il fallait aussi que cette famille ait la capacité à accueillir de nouveaux membres. Et ça a été le cas avec Paul (Kircher) qui a très vite été adopté… L’expérience du tournage en a été du coup très joyeuse !
Paul, dites-nous par quelles étapes vous êtes passé pour rejoindre cette famille.
PK : J’ai d’abord appris que Thomas cherchait un jeune garçon, mais je ne savais rien du film. On s’est rencontrés une première fois, sans qu’il ne me dise grand-chose du scénario. Puis il m’a demandé de préparer une scène romantique, esprit teen movie, tirée de « Camille redouble ». Puis une scène de conflit père-fils extraite de ‘ »Ressources humaines ». Enfin, il m’a demandé de jouer une scène plus proche du film : la rencontre avec un personnage mi-homme mi-bête. Alors que je n’avais toujours pas lu le scénario !
TC : Je ne communique jamais le scénario à un acteur qui ne me connait pas. Il risquerait de se faire une fausse idée du film et du personnage qui est, à ce stade, encore en construction. Je préfère avancer progressivement. Les tours de casting se font avec d’autres films et permettent de renseigner sur ce qu’on va pouvoir trouver ensemble. Et ça facilite le travail de chacun pour la suite.
Jouer une mutation, ça doit être jubilatoire?
PK : Oui passionnant car, en réalité, Thomas ne m’a pas demandé de mimer un animal. L’expérience était bien plus intéressante que ça. Il s’agissait de penser à une autre façon d’aborder le monde, avec mon corps. Lors de la mutation, tous les sens d’Emile sont bousculés. Il obéit progressivement à de nouvelles lois physiques, sociales. Il explore les nouvelles possibilités de son corps. Cela m’a demandé de travailler sur l’observation du mien et sur la perception physique de mon propre environnement. Au final je suis ressorti de ce film avec un autre regard sur la nature et les hommes.
Diriez-vous à Sam Sool et Agathe Zeblouse que c’est un film pour leur génération? En quoi peut-il les intéresser?
PK : D’abord, je pense que l’univers et l’aventure vont les captiver. Mais au-delà, c’est un film qui plonge dans l’intimité de l’adolescence. On voit Emile dans sa salle de bains, dans sa chambre. Il se regarde, observe ces changements qui l’interrogent, le bouleversent. Finalement, son inquiétude est celle que vivent tous les ados confrontés à leur transformation physique. La caméra capte au plus près ces moments, en toute transparence. Bien loin des images aseptisées que proposent les médias. Sam et Agathe se retrouveront dans ces scènes de l’intime.
« Le Règne Animal » questionne également la différence. On se demande comment l’accueillir, puis au fil du temps ça devient un peu chacun son territoire. Pour vous le modèle de la société inclusive serait une utopie ?
TC : Dans le film, les hommes ne sont pas encore capables d’accepter la différence. L’appel de la norme y est très puissant, comme ce qu’on vit aujourd’hui. La société veut soigner, rectifier, contrôler. Tant qu’on en est là, il y a, au mieux, la possibilité d’une coexistence. Mais pas de vivre ensemble. Et en même temps, on a voulu montrer toute la biodiversité des réactions humaines face à la nouveauté. Le rejet est présent, mais pas seulement. Il y a aussi des réactions d’accueil, d’hospitalité et des témoignages d’amour inconditionnel. Je n’ai pas voulu anticiper sur ce que doit devenir la société. La fin du film reste ouverte. Mais à titre personnel, je pense que l’inclusion est possible si nous remettons en question cet espace qu’est la norme.
Parlons de votre rapport au cinéma. Quel a été pour chacun de vous le film fondateur, celui qui vous a marqué, qui vous a donné envie de faire ce métier ?
PK : Les Charlie Chaplin que j’ai vus enfant m’ont beaucoup marqué et ne sont peut-être pas étrangers à mon désir de jouer. Mais le tournant dans mon rapport au cinéma, c’est quand j’ai commencé à découvrir des films par moi-même. L’un des premiers qui m’ait marqué, c’est « La nuit nous appartient », un thriller de James Grey avec Joaquin Phoenix. Un film passionnant, très accessible, qui a déclenché en moi plein d’envies de cinéma.
TC : Sans avoir encore l’envie d’être réalisateur, j’ai posé un autre regard sur le cinéma à l’âge de 13 ans. Quand j’ai découvert « La fureur de vivre « … que je conseille totalement à Agathe et Sam.
L’ouverture de ce film a été un vrai choc. Je pense que c’est sans doute la plus belle de l’histoire du cinéma. James Dean affalé sur le sol, ivre mort, qui joue avec un singe démantibulé sous fond de sirènes de police. En un plan, tout est dit : la fracture d’un monde, la fin des années glorieuses, la fin de l’adolescence. Je me suis demandé à l’époque comment on pouvait fabriquer ça.
Et pour conclure… Singapour, ce serait un lieu inspirant pour vous, réalisateur?
TC : Oui ! Ce béton qui coexiste avec ce vert très dense. Ces arbres sur lesquels d’autres poussent. Ces terrasses arborées en altitude…Quand on arrive de la vieille Europe, cette ville du futur fascine ! Et puis, par déformation professionnelle sans doute, je suis sensible à la profondeur de champ. Quand on circule dans Singapour, il y a des endroits incroyables où l’on peut voir se succéder plusieurs plans : une prairie, des arbres, une shophouse, un building. Contrairement à New York où on se retrouve rapidement face à un mur, ici l’architecture a quelque chose de dynamique.
Le Règne Animal/Animal Kingdom
Réalisateur : Thomas Cailley
Scénario : Thomas Cailley et Pauline Munier
Photographie : David Cailley
Distribution : Paul Kircher, Romain Duris, Adèle Exarchopoulos, Tom Mercier…
Marie-Crocodile
Quelques mots sur le programme du French Film Festival 2023 ici.