Claudie Haigneré a été la première femme française et européenne dans l’espace. Nous avons eu la chance de lui poser quelques questions sur sa formidable expérience, ce qu’elle emporterait sur la lune, ce qu’un jeune expat doit visiter en France…ainsi que sur son implication dans l’éducation scientifique au féminin. En effet, elle a participé à la conférence Infinités Plurielles organisée dans le cadre du Voilah! France Singapore Festival.
L’exposition Infinités Plurielles, de la photographe Marie-Hélène Le Ny s’est déplacée à l’IFS (International French School–Singapore). En donnant la parole à des femmes reconnues scientifiquement, l’exposition a l’ambition de susciter des vocations, de déplacer les frontières, d’enrichir les échanges d’idées et de nourrir le débat autour de l’égalité.
C’est le moment de demander à vos enfants s’ils ont vu l’expo!
L’interview
Aller dans l’espace est une expérience extraordinaire. Quel impact cela a-t-il sur soi-même?
Nous ne sommes que 565 privilégiés à être allés en orbite (dont 60 femmes). C’est donc effectivement une expérience extra-ordinaire dont on sort transformé. Pas tant sur le plan physiologique (où la capacité d’adaptation du corps à la microgravité puis sa réadaptation aux conditions terrestres est tout à fait étonnante), mais sur un plan opérationnel certainement.
Pour réussir une carrière professionnelle d’astronaute, il faut, par de longs apprentissages, devenir multitâches, multifonctionnel, multiculturel dans un environnement complexe et hostile. Cela a un impact certain sur l’ampleur du spectre de nos compétences et habiletés qui nous donnent des atouts pour la suite de nos projets. C’est par ailleurs clairement une expérience transformative individuelle provoquée par le regard global porté à notre Planète Terre, ce que les astronautes décrivent comme un overview effect.

Nous sommes tous à notre retour des ambassadeurs témoins de la vulnérable beauté de la planète et de notre responsabilité en termes d’humanité. Si cela n’était pas suffisant, le regard porté par nos concitoyens sur notre expérience vécue impacte indubitablement notre comportement, nous poussant à une forme d’exemplarité.
« Nous portons le rêve de beaucoup. »
Qu’est-ce qui vous motive aujourd’hui ?
Après avoir été dans la conduite opérationnelle des missions, je suis aujourd’hui dans la transmission, le partage, l’inspiration. Préparer activement le futur, susciter des vocations, sensibiliser aux enjeux globaux et aux apports de la recherche spatiale et des technologies associées, explorer des territoires nouveaux, intellectuellement ou techniquement, voilà ce qui, chaque jour, me motive.
Faire en sorte que chaque enfant ait un rêve, petit ou grand rêve, et qu’il ose s’engager sur le chemin de sa réussite. L’éducation et l’imaginaire sont deux piliers de notre avenir sur lesquels je m’efforce d’agir.
Qu’est-ce qui vous empêche de dormir ?
Sans doute la conscience de l’impérative et urgente détermination à aller de l’avant en responsabilité et solidarité, ce qui ne va pas de soi dans notre société de défiance, d’individualisme, de pessimisme ou d’hubris.

Nous ne pouvons ré-enchanter le monde sans être attentifs aux autres, sans être des acteurs responsables dans la gestion globale de notre planète nourricière. Si la flamme de la curiosité et du désir s’éteint, si notre capacité d’émerveillement se tarit, si notre ressentiment nous inhibe et nous oppose, si nous ne gardons pas le contrôle de nos valeurs et la maîtrise de nos actions, nous ne pourrons pas promettre à nos enfants un avenir désirable.
Quels sont les futurs défis de la conquête ou découverte de l’espace? Jusqu’où irons-nous dans les cinquante ou cent prochaines années? Quels pays sont les mieux placés pour relever ces défis et pourquoi ?
Les enjeux de la conquête et de l’exploration spatiale sont multiples et essentiels. Qu’il s’agisse d’un espace technologique utile à chaque citoyen et indispensable à la meilleure gestion de nos sociétés et de notre environnement, qu’il s’agisse de progresser dans les mystères de la connaissance en donnant accès à des découvertes jugées inatteignables, qu’il s’agisse de repousser les frontières de la vie de la banlieue terrestre à l’espace lointain, beaucoup semble à notre portée en ce 21ème siècle.
Le défi majeur, comme sur terre, est celui de la soutenabilité de nos avancées (débris spatiaux, adéquate hybridation de nos moyens entre les sondes automatiques, la robotique avancée, l’intelligence artificielle et l’humain, équilibre et complémentarité entre les enjeux terrestres et les enjeux spatiaux, coopération pacifique dans un monde de compétition et d’affirmation de puissance). Les puissances spatiales comme les États Unis et la Chine, challengées par l’Europe et la Russie, sont déterminées, elles s’appuient sur des acteurs institutionnels et des entreprises privées. Les développements s’accélèrent, de nouveaux paradigmes se font jour.
En ce qui concerne l’exploration,
« nos enfants verront s’installer et travailler des hommes et des femmes sur la Lune, et nos petits-enfants verront sans aucun doute un humain fouler le sol martien ».
Le projet Artemis est fascinant et si proche. La NASA a démarré un jeu #NASAmoonkit. Qu’emporteriez-vous dans votre bagage sur la lune ?
Un appareil photo pour fixer dans ma mémoire le premier lever de Terre à l’horizon de la Lune.
Collaborer, travailler et vivre avec des Russes, est-ce compliqué ? Avez-vous gardé des amis russes ?
Un des grands bonheurs de l’aventure spatiale habitée, c’est cette coopération internationale nécessaire à la réussite. S’enrichir par la présence et la culture des autres est un privilège à entretenir. Cela exige écoute et ouverture, dépassement de ses certitudes, apprentissage d’un langage commun. Si l’objectif est le succès ensemble, la réussite en commun, la diversité n’est pas un problème, c’est une solution. Cette cohabitation m’a permis de pratiquer vraiment la fraternité, et je l’entretiens comme un trésor.

Comment peut-on augmenter la part de femmes travaillant dans le domaine scientifique ? Faut-il instaurer des quotas ? Comment se battre contre les stéréotypes ?
Cultiver la curiosité, donner confiance, déconstruire les clichés pour ouvrir les possibles dans l’esprit des jeunes filles de la petite enfance à l’adolescence, à l’école, dans nos familles, dans les médias. Nous en sommes tous acteurs, homme et femme.
Réconcilier les sciences et la culture en créant de nouveaux récits porteurs de sens et d’engagement. Infléchir l’organisation du travail et agir ensemble pour optimiser l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Reconnaître à leur juste valeur les talents de chacun et chacune. Être exemplaire à titre individuel et collectif dans ses pratiques de la diversité.
Mais soyons lucide, il faudra parfois inciter au changement, et soyons déterminés car nous n’avons pas encore réuni tous les leviers de l’optimisme.
Avez-vous pu comparer plusieurs systèmes éducatifs et certains vous semblent-ils plus favorables que d’autres à cette évolution ?
Les modèles éducatifs sont culturellement différents et ne peuvent être transposés d’un état à un autre, tels quels. Il est indispensable par contre de mettre en commun, puis de s’inspirer des meilleures pratiques. Il faut expérimenter de nouveaux paradigmes puis les évaluer pour les déployer plus largement s’ils sont en capacité de changer la donne. La transformation digitale de notre monde est une opportunité formidable de renouveler notre culture de l’éducation et de compléter les savoirs à transmettre par les compétences à faire émerger. Qu’il s’agisse des 7 piliers de l’éducation, ou des 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur, qu’il s’agisse des 7 ou 8 formes d’intelligences (naturelles) à développer, la mission de l’éducateur est passionnante, certes difficiles mais exaltante.
Au-delà du programme déroulé, c’est le lien entre apprenant et enseignant qui est le secret.

Un(e) enfant ou un jeune expatrié(e) à Singapour intéressé par les sciences et la conquête spatiale rentre en France pour les vacances. Quels lieux, musées, entreprises, conférences… lui proposez-vous de visiter ?
Pour en parler en toute connaissance de cause: les lieux et sites internet d’Universcience à Paris que j’ai dirigé (Palais de la découverte et la Cité des Sciences et de l’industrie), et de la Cité de l’Espace à Toulouse dont je suis la marraine, les ressources pédagogiques du CNES (Centre National d’études Spatiales), et ESA (European Space Agency) sur leurs sites publics, les ressources pédagogiques de la Fondation AIRBUS….mais seulement après être allés visiter le Science Centre Singapour !

Et tant d’autres livres, sites (Futura-sciences,…), entreprises que je ne saurais lister exhaustivement, ainsi que des chaînes youtube scientifiques magistralement conçues.
Quels films, livres, site internet, magazines… recommanderiez-vous pour stimuler cet intérêt chez ceux ou celles qui ne sont pas passionnés ?
Que chacun d’entre nous, (frères et sœurs, parents, grands-parents) s’attache à réconcilier les sciences et la culture, et d’en transmettre le goût à découvrir et le plaisir de faire. Cadeaux, excursions, conversation, voyage, spectacle, que tout soit propice au questionnement. L’appétit vient en mangeant, a-t-on l’habitude de dire en France.
L’équipage Singapour Live
Super interview !